Une radicalité intelligente 

(Ce texte est issu d’une prédication apportée par Jacques Nussbaumer. La forme orale a été atténuée mais non complètement gommée.) 

« Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Christ-Jésus : vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ.  Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Christ-Jésus. Et si vous êtes à Christ, alors vous êtes la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse. »  
(Gal 3:26-29 COL) 

Radicalité de l’Évangile ? 

Il est important pour nous chrétiens de prendre régulièrement la mesure de la radicalité du message de l’Évangile que nous annonçons.  Nous croyons fermement que : 

  • l’Évangile est une puissance de salut (Rm 1,16),  
  • que son message est transformateur,  
  • que l’enjeu est radical : la mort ou la vie, le salut ou la perdition.  

Nous constatons en permanence combien l’enseignement de Jésus a pu bousculer, voire renverser les habitudes de pensées et les convictions profondes des théologiens de l’époque qu’étaient les scribes et les pharisiens.  

Nous découvrons également combien le message de l’apôtre Paul pouvait être troublant et peut-être contre-culturel par moments, en particulier pour les juifs versés dans les Écritures.  

Et, quand nous laissons vraiment ces enseignements faire du chemin en nous, nous réalisons combien l’Évangile bouscule nos propres vies, nos propres schémas tout faits, nos impensés. S’il ne le fait plus, il y a probablement lieu de se poser des questions. 

Il y a dans l’Évangile une radicalité qui ne peut nous laisser simplement inertes, inchangés. 

Par les temps qui courent, nous pouvons aussi être un peu réticents à trop souligner cette radicalité. Dans une époque parfois un peu « électrique » de forte polarisation, voire de radicalisation, évoquer la radicalité de l’Évangile peut faire tiquer.  

Les milieux évangéliques ne sont pas exempts de toutes sortes de raidissements, on le constate tant sur les sujets d’actualité que sur la théologie elle-même. Internet permet à différentes formes de radicalité, penchant vers la radicalisation, d’avoir pignon sur rue. 
Vous trouverez des chrétiens : 

  • plus calvinistes que Calvin,  
  • plus thomistes que saint Thomas,  
  • plus charismatiques que le Nouveau Testament  
  • ou plus évangéliques que Jésus lui-même ! 

C’est presque la parousie ! La radicalité de l’Évangile peut facilement devenir l’instrument pour promouvoir certaines doctrines, certaines pratiques, ou certaines convictions politiques très radicales, de gauche comme de droite… Et l’on pourrait devenir suspicieux sur la radicalité de l’Évangile, qui risquerait de produire plus d’adeptes “agités du bocal” que de disciples marqués par la sagesse de Christ. 

 

Ni … Ni … 

Et pourtant, on ne peut passer à côté de la radicalité de l’Évangile de Jésus-Christ, que Paul expose entre autres dans l’épître aux Galates. Une affirmation comme celle de Paul au v.28 a une portée considérable « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Christ-Jésus. »

L’Évangile de Jésus-Christ redéfinit, reconfigure la structure profonde des relations humaines, et, redéfinit finalement l’identité fondamentale de chacun en la situant en Jésus-Christ. 

Notre identité, votre identité la plus profonde est aujourd’hui déterminée par qui vous êtes en Jésus-Christ par l’Esprit Saint, c’est-à-dire unis à Lui par la foi. Et, étant définis en Christ par cette union, nous sommes aussi déterminés de façon nouvelle les uns par rapport aux autres. Les structures sociales profondes, qui nous situent de façon différenciée et hiérarchisée au sein de la société, paraissent comme « explosées » par la puissance de l’Évangile qui, en Christ nous met chacun à notre juste place devant Dieu. 

Mais, en relisant le texte, j’ai réalisé que je l’avais gardé en mémoire selon une logique en réalité très moderne : si nous sommes tous mis à notre juste place devant Dieu, au point de voir effacées toutes les distinctions qui structurent et organisent la société, c’est fondamentalement parce que nous sommes égaux. Je ne vais pas le contredire, mais ce n’est pas tout à fait ce que dit Paul ici : nous sommes fondamentalement tous UN en Christ, qui est l’héritier d’une promesse fait à un homme, Abraham ! Dans ces quelques versets, notre position devant Dieu n’est pas fondée sur un principe universel d’égalité entre les humains, associé à la fameuse fécondité de nos différences.  

Ce que Paul met en avant ici, c’est notre unité en Christ par notre union avec lui, par la foi. L’égalité devant Dieu serait peut-être plutôt la conséquence de cette union. Et c’est cette unité-là qui conduit à repenser nos rapports humains en conséquence. Étant « en Christ », nous sommes par Lui la descendance d’Abraham, et donc les héritiers de sa promesse en Jésus-Christ qui fait de nous des « fils » et des « filles » de Dieu. C’est donc comme héritiers, fils et filles par notre union avec Christ que toutes les autres catégories sociales habituelles sont à repenser. 

C’est ainsi que Paul, dans une société profondément marquée par des distinctions qui définissent la place de chacun, fait exploser les catégories sociales quant à la situation devant Dieu. Ce qui est vrai et déterminant, peut-être dans les rapports sociaux, ne l’est absolument plus en ce qui concerne la réalité « en Christ » : Ni juif, ni grec, ni esclave, ni libre, ni homme, ni femme. Ces distinctions étaient fondamentales, elles structuraient la vie, la manière de penser et de faire : pour un juif, dire qu’en Christ, il n’y a ni juif, ni grec, c’était d’une certaine manière déconstruire ce qui faisait son identité : la différence d’avec les nations. Affirmer que la distinction esclave-homme libre n’avait pas de pertinence « en Christ », c’était s’attaquer à un pilier de la structure de la société gréco-romaine, qui permettait d’en assurer l’harmonie. Mettre homme et femme sur un même plan « en Christ », dans une société construite sur la maisonnée autour du pater familias, c’était saper un fondement de la société. Il n’est pas exagéré de parler de radicalité dans ce que dit Paul ici ! Même si l’on dit que c’est une réalité « en Christ », « devant Dieu », une réalité spirituelle qui dit notre juste place devant Dieu, il paraîtrait contradictoire que cette réalité « spirituelle », donc importante, n’ait aucune répercussion dans les rapports humains, sur notre fonctionnement habituel et concret, à moins d’établir – et le risque est avéré – une sorte de dualisme entre la réalité spirituelle « tout là-haut » et notre existence au niveau du plancher des vaches. 

On pourrait extrapoler la formule dans des versions plus contemporaines, qui marquent notre époque : il n’y a ni bourgeois, ni prolétaires. Ok, ça fait un peu « années 60 », « fête de l’huma »… Alors, disons : « Ni noir, ni blanc », par rapport à la discrimination raciale qui continue de marquer la société, et parfois l’église. 

 J’ai été pasteur dans une église très multi-culturelle. À la fin du culte, je me tenais à la sortie pour saluer, prendre des nouvelles et des rendez-vous si besoin. Je me souviens avoir remarqué, ou avoir été rendu attentif au fait que sur le parking se (re-)constituait facilement après le culte un damier, avec des ilots de blancs et des ilots de noirs. Il n’y avait aucune hostilité, ce n’était pas conscient, mais je n’ai pu que constater la force des déterminations sociales. Je ne pouvais que m’interroger, du point de vue de l’Évangile : qu’est-ce que j’en fais ? Il peut y avoir des affinités naturelles, ou plutôt culturelles… Mais un damier aussi net, qu’est-ce que cela dit sur la pénétration de l’Évangile dans nos façons d’être ? 

 

Une radicalité christologiquement intelligente 

Cette formule de Paul a beaucoup fait parler depuis plusieurs décennies, dans une culture avide d’égalité : enfin, après 2000 ans de christianisme, on prenait toute la mesure de ce qu’a dit Paul !  

Ga 3,28 est devenu avant tout un principe d’égalité, à la lumière duquel il fallait comprendre tout le reste. C’est peut-être là que le bel élan de radicalité risque une sortie de route en dérapant sur les impensés de notre propre culture.  

Si c’est d’abord un principe d’unité en Christ, si c’est donc d’abord le fait que nous soyons un en Christ qui relativise toutes les barrières sociales, c’est qu’il faut peut-être réviser notre compréhension de la « radicalité » pour la remettre dans l’axe christologique qui nous situe, par l’Esprit, dans la relation filiale de Christ au Père. La radicalité de l’Évangile n’a peut-être pas encore suffisamment touché notre compréhension même de la radicalité. 

 C’est assez facile de partir sur un texte comme celui-ci et d’en pousser la logique au bout, surtout quand elle épouse des valeurs largement partagées dans la culture contemporaine comme l’égalité et la liberté. On pourrait même assez facilement sombrer dans la démagogie et le politiquement correct, ce que certains n’hésitent pas à faire ! Se scandaliser du racisme… de nos pères, ce n’est pas très difficile ! Les choses paraissent tellement évidentes a posteriori  ! Et il nous faut alors accepter toute la radicalité de l’Évangile, mais sans radicaliser l’Évangile, ce qui reviendrait à le tordre. 

Quand Paul fait exploser ces barrières sociales et religieuses, il n’est pas pour autant en train de préparer une révolution des gilets jaunes.  

« Il n’y a ni juif, ni grec ». 

Pour autant, Paul a toujours revendiqué sa judaïté,il a toujours affirmé le choix privilégié de Dieu envers Israël, il a protégé les chrétiens d’origine juive des excès de radicalité des chrétiens d’origine païenne, en plaidant pour qu’ils puissent observer les tabous alimentaires (Rm 14).Il s’est fait tout à tous, mais est resté juif, et n’a pas cherché à se débarrasser de cette détermination.  

« il n’y a ni esclave, ni libre »  

Paul, bien que citoyen romain, se présente pourtant en Rm 1,1 et Tit 1,1 comme esclave de Christ ou de Dieu, et l’esclavage est une catégorie importante pour parler de la réalité de l’existence chrétienne dans ses épîtres. Être esclave de Christ, c’est même la manière d’être véritablement libre : c’est dire ! Paul n’a d’ailleurs pas cherché à critiquer ouvertement l’esclavage. Dans sa petite épître à Philémon, il ne plaide pas pour l’abolition. Il en parle selon la réalité en Christ (1,16) : Onésime, l’esclave fugitif est maintenant, en Christ, le frère de Philémon, et l’enfant spirituel de Paul. Paul l’invite donc à l’accueillir selon ce statut-là « en Christ ». Autrement dit, à cause de la réalité en Jésus-Christ, il a totalement subverti le contenu de la relation maître-esclave. Mais c’est bien une réinterprétation du contenu de la relation esclave-maître qu’il va étendre à la relation du chrétien, à Celui qu’il appelle son Seigneur…  

« Il n’y a ni homme, ni femme »  

Paul n’a pourtant jamais nié cette différence anthropologique, et même un ordre symbolique, quelle que soit la manière dont on l’interprète aujourd’hui. Si cette différence sexuée n’est pas ultime pour la réalité « en Christ », elle n’est pas éradiquée, ni même anecdotique. Par contre, elle devient de nouveau en Eph 5 le lieu d’une subversion christologique où l’autorité se définit véritablement par le pouvoir de servir, par le soin et le don de soi par amour. Beaucoup continuent d’être obsédés par la question de l’autorité masculine, soit en l’affirmant, soit en la niant. Paul, lui me paraît préférer la redéfinir à partir de l’enseignement de Jésus : Le Fils de l’homme est venu non pour être servi mais pour servir (Mc 10,45). 

Soyons donc aussi radicaux que l’Évangile, d’une radicalité christologiquement intelligente. Sans radicaliser l’Évangile, par contre : on fabriquerait alors des fanatiques. Prêcher et vivre la vraie radicalité de l’Évangile, cela nécessite l’Esprit du Fils (4,6). Cet Esprit qui nous fait crier « Abba Père », et qui, sans nier les distinctions qui marquent nos relations sociales, les redéfinit en les comprenant à partir de la personne de Christ, de notre identité et notre unité en Lui. Repenser notre identité à partir de notre unité en Christ (avant ce que nous avons d’unique, et notre égalité fondamentale) nous aide à ce que les différences humaines, sociales, ne soient plus seulement sources de rapports de force pécheurs mais des lieux d’expression de l’Évangile de grâce. Et pour que notre radicalité soit christologiquement intelligente, on ne peut se contenter d’un texte, même aussi bouleversant que Gal 3,28. Il faut toute une Bible, éclairée par l’Esprit du Fils qui conduit au Père… 

Jacques Nussbaumer

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