Les frères « larges » en France (2)

Un précédent article a permis d’entrevoir la formation et la structuration du mouvement des frères larges en France jusqu’en 1945. Voici la suite, de 1946 à 2010…

L’extension des Assemblées
Après la Seconde Guerre mondiale, le réseau français des frères larges s’étend : de 29 Assemblées en 1947, on passe à 70 de plus en 2010.

Or ce développement est marqué par le synergisme. Dès 1946, en effet, le coup d’envoi est donné :

  • au périodique « Servir en L’attendant »,
  • aux camps de jeunesse
  • et aux Conférences nationales.

L’expansion du mouvement se vérifie par exemple, dans le Nord Pas-de-Calais où, après la chute du Troisième Reich, le militantisme des frères larges est catalysé par l’évangélisation faite par les French Village Workers, qui forment une modeste corporation de jeunes chrétiens presque tous britanniques.

À la même époque du reste, se produit à Strasbourg le véritable essor de la communauté que l’on appellera la Bonne Nouvelle ; bientôt incorpore-t-elle d’ailleurs plusieurs membres de l’Assemblée germanophone qui s’était constituée ici autour de Charles Freysz (1883-1970), plus d’une génération auparavant.

Le prosélytisme des frères larges se manifeste aussi du côté de Grenoble, où dès 1946 une tente est dressée pour l’évangélisation. C’est d’ailleurs dans l’Assemblée grenobloise que Marcel Tabailloux (1926-2000) vient exercer son ministère en 1960. Or cet évangéliste devient quelques années plus tard la figure de proue d’une nouvelle Assemblée fondée en
1963, par une dizaine de familles originaires de la communauté de frères d’Hussein Dey, dans la banlieue d’Alger…

Ailleurs, d’autres évangélistes poursuivent leur propre chemin. C’est le cas notamment de Max Anger à Marseille. Régulièrement, avec quelques fidèles de l’Assemblée locale, il se rend sur la Canebière au contact de la foule. Un prédicateur de passage s’émerveille en 1947 : « Curieux auditoire … ! Des ouvriers en habits de travail, des soldats, des femmes, le
plein filet à commission sous le bras ; le noir Sénégalais, le légionnaire hâlé,
la prostituée provocante s’y mêlent pour écouter la bonne nouvelle. »1
C’est aussi sous tente que Max Anger évangélise par la suite ; ce faisant, il est parfois dérangé par « quelques blousons noirs… qu’il [faut] combattre… avec des seaux d’eau ou parfois seulement avec la menace !» 2

Quant à l’Assemblée parisienne, bien renforcée par l’arrivée de fugitifs d’Algérie ou du Maroc, elle évangélise tous-azimuts et implante en 1958 une nouvelle Assemblée dans le nord de la capitale. Un lieu de réunion s’ouvre encore en 1966 dans le vingtième arrondissement. Cette nouvelle entreprise d’évangélisation est menée en particulier par le Kabyle Élie Chouakri (1933-2003), alias Alain Choiquier ; elle constitue l’origine de l’Assemblée dite de Paris-Nation.

Ainsi, pour le dire bref et ne pas multiplier les exemples, les frères larges redoublent d’activité après la chute du régime nazi. Alors que les citoyens prennent leurs distances par rapport aux institutions religieuses, des évangélistes, au nombre desquels passablement de Suisses et de plus en plus d’Anglo-Saxons, ne se lassent pas, en effet, de faire résonner
l’appel à la conversion personnelle. Les frères larges recourent d’ailleurs volontiers à la publicité ; et ils prêchent dans des enceintes qui, comme les tentes d’évangélisation utilisées pendant la belle saison ou les magasins réaménagés en salle de culte, évoquent bien peu le pouvoir des Églises. Ainsi apparaissent de nouvelles Assemblées. En fait, c’est souvent autour d’un noyau militant que les frères larges rayonnent, de sorte que se constituent des pôles régionaux de plusieurs communautés. Des réseaux, souples, se forment donc, autour de Paris, de Grenoble, de Strasbourg… Au reste, les frères larges apparaîtront finalement comme un groupe relativement solidaire au niveau national également.

Au demeurant, tout en correspondant à un habitus particulier, l’ensemble des frères larges présente une certaine diversité de sensibilités. Quant à l’autorité de type charismatique, qui, au seuil du XXIe siècle, se manifeste encore si bien au sein des Assemblées qu’elles ne cessent de se multiplier, elle conduit aussi, malgré un processus global d’institutionnalisation, à une certaine variété de manières d’agir. Là ! il convient donc de préciser le cachet commun des Assemblées.

Sans contredit, le mouvement des frères larges se conforme au modèle congrégationaliste, selon lequel les membres de chaque communauté locale sont ultimement responsables des options fondamentales. Chaque Assemblée, fondée directement sur Christ, est en effet considérée comme un microcosme de l’Église universelle. Ainsi est rejetée l’idée d’une autorité intermédiaire entre Dieu et les Églises locales.

En revanche, c’est la relation directe et actuelle qu’ont avec Christ les Assemblées qui, par transitivité, établit censément leur communion. Or cette pensée sous-tend la dynamique de rapprochement et de coopération mutuels des frères larges : déjà enclenchée au niveau des régions, elle ne manque pas de s’exprimer aussi au niveau national après la Seconde Guerre mondiale.

Par exemple, réunis en août 1946 à l’occasion des conférences missionnaires de Morges, plusieurs membres des Assemblées françaises arrivent à la conviction qu’il faudrait organiser, au moins une fois l’an, des rencontres représentatives de l’ensemble des frères larges de l’Hexagone, sans bien sûr constituer pour autant un conseil synodal de surveillance. Ainsi, à la Toussaint de l’année 1946, ont lieu à Lyon les premières assises nationales. Au reste, si les relations entre les Assemblées sont réglées certes sans recours à une autorité de type institutionnel, par nécessité structurelle les frères larges finissent par se doter, à partir des années 1950, d’associations nationales pouvant être amenées à prendre des décisions ayant des répercussions sur la vie des différents groupes locaux.

Cependant deux lignes se distinguent :

  • celle caractérisée par le souci de préserver l’autonomie locale,
  • et celle caractérisée par le souhait d’une plus grande cohésion des Assemblées.

Or, la revue « Servir en L’attendant » sert à l’occasion de tribune à ce second courant. Toujours est-il que l’on se méfie de toute velléité de monopolisation gestionnaire des biens religieux. Aussi tous les fidèles sont-ils invités à participer, au sein de leur propre Assemblée, à l’édification communautaire.

En 1975, « Servir en L’attendant » se plaît d’ailleurs à publier un plaidoyer en faveur du maintien, parmi d’autres services religieux, d’une « réunion ouverte, libre, spontanée, où les joies peuvent se communiquer et les fardeaux se partager »3, la liberté étant entendue comme « une ouverture à l’exercice des dons spirituels »4, sans acception de sexe. Et si le risque de divagations n’est pas nié, c’est à l’opposé l’écueil du cléricalisme qui est dépeint, le type du chrétien simple spectateur du service divin étant en l’espèce stigmatisé. Davantage, en 1976, l’Assemblée de Strasbourg peut donner sans choquer l’exemple d’un culte auquel tous les fidèles ont ordinairement la même liberté de contribuer de plusieurs manières : « Tous les chrétiens sont appelés à participer à l’adoration commune par des prières spontanées, l’indication de cantiques, un témoignage, une exhortation… »5
Au demeurant, cette disposition d’un culte dont l’ordre conventionnel intègre en quelque sorte la possibilité d’interventions aléatoires ne correspond pas pour autant à un blanc-seing donné à tout esprit primesautier : l’orthodoxie biblique joue a priori le rôle d’instance régulatrice du verbe prophétique…

Le pouvoir dans les Assemblées
Pour sûr, chez les frères larges, le mode de répartition du capital religieux, loin de se réduire à l’auto-consommation, donne cours légitime mais aussi consistance particulière à la notion de ministère ecclésial, sachant que même un permanent d’une Assemblée n’en est considéré que comme son serviteur. Certes, à l’implantation de nouvelles Assemblées correspond généralement une forme de gouvernement fondée sur le charisme du chef, du pionnier « qui entraîne une clique derrière lui »6. Cela est attesté de façon particulièrement nette par l’exemple de Marcel Tabailloux, qui, à partir de 1967, imprime un élan pérenne au Foyer chrétien évangélique de Grenoble. D’aucuns le souligneront sans louvoyer : « Il [devint] petit à petit le « patron » marquant de sa griffe l’assemblée. »7

Reste que l’attachement des frères larges à la condition de serviteur laïc pour le responsable religieux les dresse en principe contre tout despotisme paterne. D’ailleurs, leur défiance perce dans leur langage : l’expression frère à l’œuvre est préférée pendant des lustres au titre de pasteur. En tout cas, alors que pour les Assemblées se profile le temps de l’établissement, les responsables, volontiers appelés anciens, ne sont pas censés s’imposer comme à des subordonnés. Il s’agit en revanche de les reconnaître au charisme qu’ils manifestent et à l’aide des critères pauliniens. Ce faisant, on considère que leur légitimité ne dépend pas de leur métier, et pendant longtemps se sera manifestée une réelle réticence à l’égard du pastorat sédentaire professionnel. Déjà l’évangéliste René Zinder, en 1950, ne craignait pas d’annoncer : « Il arrivera dans ce pays [de France], … où le clergé a abusé de ses privilèges et de ses pouvoirs, que les évangélistes, les pasteurs et les docteurs devront travailler de leurs mains pour subvenir à leurs besoins, du moins en partie, afin qu’ils ne soient pas considérés comme des éléments parasitaires dans la nation. »8

Néanmoins, un certain pragmatisme devait de plus en plus prendre le pas sur l’idéologie, en sorte qu’une communauté ecclésiale recourt désormais à un ministre à temps complet ou se passe d’un tel service selon les moyens dont elle dispose et les vocations qu’elle distingue.

Toujours est-il que le pouvoir normatif, une fois du moins achevée l’étape liminaire de l’évangélisation par un pionnier, est réparti en principe au sein d’un collège de plusieurs anciens exerçant ensemble, chacun pour une part, le ministère pastoral

Ce précepte égalitaire offre un net contraste avec la culture catholique attachée à la centralité de la figure hiératique du prêtre, et se veut plus radical que la disposition du pasteur laïc primus inter pares. À l’évidence, on met le doigt ici sur l’une des idées-forces des frères larges, voire sur le principal trait distinctif des frères parmi les évangéliques. Il semble même que plus le pastorat se professionnalise chez les frères larges, tout en se voulant encore foncièrement laïc, plus la norme de la direction absolument collégiale de l’Assemblée apparaît comme leur schibboleth.

De façon générale, ce principe de gouvernement est promu de façon formelle et systématique alors qu’ils sortent de la phase charismatique d’implantation.

Paradoxalement, la collégialité en quelque sorte institutionalisée se présente donc, à l’époque de l’établissement des frères, comme la formule d’un effort pour résister à l’institutionnalisation, timide et progressive, de leur mouvement…

Dans ce schéma, l’éventuel ministre professionnel, au sein d’une Assemblée, ne doit à priori avoir l’apanage exclusif ni de l’office pastoral ni de l’autorité pastorale. Même si sa légitimité se trouve singulièrement renforcée par le fait qu’il est souvent le seul à avoir reçu une formation dans une école biblique, et quel que soit le charisme personnel qu’il manifeste, son pouvoir n’a donc, au moins théoriquement, rien de discrétionnaire. Simplement, étant plus disponible que les autres anciens, il est en général naturellement mandaté pour représenter l’Assemblée dans différentes sphères et pour assumer une part substantielle de la tâche proprement pastorale, vis-à-vis des fidèles. Ainsi peut-il apporter un élan particulier à la vie communautaire et à l’œuvre d’évangélisation.

Au demeurant, selon la symbolique de l’autorité, le ministre professionnel, le cas échéant, ne bénéficie en principe d’aucune prééminence pastorale : il n’est, chez les frères larges, formellement ni distingué ni singularisé, mais typiquement déclaré « ancien parmi les anciens : ni plus ni moins »9 – c’est l’affirmation de la précellence du collège des anciens sur l’individualité des anciens.

Or, loin d’être neuve, cette idée est dans la droite ligne de la démarche adoptée par des ministres et non moins frères britanniques tels que George Müller (1805-1898) et Henry Craik (1805-1866), qui, en 1832, jetaient les fondements de l’Assemblée de Bristol…

Sylvain Aharonian,
auteur du livre « Les frères larges en France métropolitaine » 

1 Pierre GADINA, in Semailles et Moisson, fév. 1947, p. 26.
2 Max ANGER, in Semailles et Moisson, août 1961, p. 120. L’ecclésiologie des Assemblées
3 Gary INRIG, trad. de l’anglais par Jean ANDRÉ, in Servir en L’attendant, déc. 1975, p. 3434.
4 Ibid..
5 Alfred KUEN, in Servir en L’attendant, oct. 1976, p. 99.
6 Frédéric de CONINCK, « La Métaphore de l’ouvert et du fermé chez Max Weber. Questions
préliminaires pour une sociologie de l’action », Cahiers Internationaux de Sociologie,
vol. CIV, n° 45, janv.-juin 1998, p. 156.
7 Jean-Luc TABAILLOUX, sous dir., in Histoire de l’Église Protestante Évangélique de Grenoble,
Grenoble, 2008, p. 20.
8 René Zinder, in Semailles et Moisson, sept. 1950, p. 130.
9 Colin CROW, in Servir en L’attendant, janv.-fév. 2000, p. 11. 

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