Les frères « larges » en France

(2ème Article à suivre dans la prochaine Enews.)

Les lignes proposées ici à la lecture esquissent, après un survol historique, une analyse de la structuration du mouvement des frères larges, en France entre 1850 et 1945.

L’implantation des Assemblées
C’est le zèle de revivalistes étrangers qui jette les bases du mouvement dans l’Hexagone.

  • Ainsi, sous le Second Empire, apparaît, à Paris, une première Assemblée, rapidement prise en charge par un immigré suisse, Antoine Biéler (1807).
  • D’autres s’y feront ensuite remarquer, comme le frère anglais Albert Brooks (1864), qui distribuera avec un collaborateur pas moins de 55 000 tracts et portions des Écritures à l’occasion de l’exposition universelle en 1900.
  • Sur la Côte d’Azur, où s’était développée une population de riches hivernants venus d’outre-Manche, un réveil s’amorce vers 1888 à Vallauris sous l’effet de la prédication d’un Écossais. De même à Cannes et à Nice, les groupes de frères se développent. En 1901 du reste, Henri Contesse (1872-1960) vient prêcher dans la région : né dans une Assemblée romande de frères larges, il s’était mis au service de l’Évangile conformément au vœu de sa mère, fille d’Antoine Biéler.
  • Par ailleurs, dans la Drôme, c’est à Die que dès 1884 William Bird, natif du canton de Genève, prend en charge un groupe de dissidents de l’Église réformée. Ce prédicateur est rejoint dix ans plus tard par le Français Samuel Vernier (1845-1904), ancien pasteur réformé : il avait évolué vers des convictions ecclésiologiques de type frères et avait fini par renoncer à son salaire pastoral pour évangéliser librement, le secours transmis occasionnellement par les frères d’outre-Manche s’avérant alors opportun.
    Ensuite, en 1899, c’est Henri Contesse qui vient à Die…
  • En 1907, Albert Brooks s’installe à Nantes ; il s’emploie, décidément, à distribuer des évangiles, notamment à l’entrée des usines. Il répand aussi à foison de la littérature sur les champs de foire et les marchés.
  • Il est du reste rejoint en 1910 par le Suisse René Zinder (1886-1968) ; celui-ci, l’année suivante, s’en va toutefois se mettre à l’œuvre en Auvergne.

Pendant ce temps, à Paris, l’ « Assemblée Biéler » comprend une vingtaine de fidèles, au nombre desquels figure l’Anglais Joseph Dutton (1858-1927), qui avait rejoint les frères outre-Manche. Or, hélant les passants en pleine rue, distribuant par milliers des évangiles, et organisant sans autorisation des meetings sur les boulevards, il finit par se retrouver fréquemment au poste de police !

Quant au travail d’évangélisation sous tente qui débute en 1912 à Digne-les-Bains, il aboutit promptement à l’instauration d’un culte dominical chez Henri Contesse, tout juste installé dans cette ville…

Assurément, les tout débuts de l’implantation des frères larges en France auront propulsé sur le devant de la scène quelques pionniers, à la parole puissante et à la volonté cornélienne. Pour la plupart autodidactes, ils tirent avantage du vent de liberté religieuse soufflant sur le pays pour se mettre aux prises avec le romanisme, dont ils éprouvent souvent la pugnacité.

Or, en 1915, on compte une douzaine d’Assemblées…

Cependant, l’organisation d’une première rencontre revivaliste en 1916, à Digne, marque le début d’une nouvelle étape en attirant des croyants de tout le quart sud-est de la France : les frères larges tissent peu à peu des réseaux régionaux. Or, le zèle n’en est pour le moins pas affaibli : en particulier, les campagnes d’évangélisation sous tente se multiplient.

En fait, après la Grande Guerre, le dynamisme des jeunes Assemblées est patent. Il s’observe par exemple dans les Alpes-Maritimes, dans le sillage de Louis Arnéra (1862-1948). Bientôt, ce sont une Assemblée de langue française et une autre de langue italienne qui se développent à Cannes ; et une troisième se formera dans le quartier de La Bocca à la suite
d’un bombardement en 1943.

Le dynamisme prosélytique caractérise encore l’Assemblée parisienne. Ainsi utilise-t-elle une baraque dressée près de la Zone qui ceinture la capitale : l’Anglais George Jones (1900-1966), arrivant en 1926 et recommandé par une Assemblée de Sunderland, y évangélise bientôt petits et grands.

Le mouvement des Assemblées touche aussi la banlieue lyonnaise, où, au début des Années folles, un groupe se constitue autour d’Edmond Squire (1882-1943), natif de Suisse romande. À Lyon même, l’évangélisation est menée dès 1924 à l’aide d’une voiture qui, se transformant en estrade, permet d’interpeller la foule, curieuse mais aussi inflammable…

Non moins étonnante est l’œuvre entreprise à Marseille par l’Allemand Max Anger (1909-1997), dont la femme est française : dès 1944, il interpelle dimanche après dimanche des centaines de piétons se trouvant l’après-midi sur la Canebière ; puis les intéressés sont invités à le suivre dans l’atelier de repassage de sa belle-mère, pour être derechef entretenus de l’Évangile !

Bref, le prosélytisme des frères larges est ostensible, et il produit, essentiellement dans le quart sud-est de la France, des petites cellules ecclésiales, où l’on ne manque pas d’exprimer sa foi par le baptême d’adulte et la cène. Oh ! le degré de structuration est peu avancé.
Cependant, l’engagement résolu des meneurs permet de tisser des liens entre les Assemblées.

L’ecclésiologie des Assemblées
Manifestement les frères larges ne se considèrent pas inscrits dans une institution ecclésiale englobante ; conformément au modèle congrégationaliste, chaque « Assemblée » se gouverne seule. Ainsi, celle de Die ne relève « d’aucune organisation centrale »1 , souligne William Bird en 1884. Pour sûr, une telle disposition repose sur la responsabilisation d’individus associés, qui entendent se préserver d’ingérences extérieures.

Par la suite, peut-on déjà discerner une marque distinctive des frères larges : leur rejet principiel, concernant la solidarité des Assemblées, de tout fondement autre que l’engagement commun de la foi revivaliste, professée et vécue.

Cependant, au fil des décennies, une certaine évolution se fait sentir, vers un modèle où la pluralité des communautés ecclésiales ne prime plus leur solidarité. C’est en particulier le dynamisme des missionnaires qui amène les fidèles à prendre conscience de leur proximité mutuelle. En effet, on ne tarde pas à voir par exemple un Henri Contesse rendre visite à des Assemblées bien éloignées de sa base dioise, comme celles de Cannes1 et de Vallauris en 1901…  Ainsi est ravivé le sens d’une appartenance commune des membres des Assemblées du Sud-Est.

Par la suite, plusieurs figures du mouvement des frères larges s’efforcent de renforcer leurs liens de sympathie. Ainsi, alors qu’il rentre d’Espagne au printemps 1914, Joseph Dutton, de l’Assemblée de Paris, se plaît à s’arrêter chez Louis Arnéra pour visiter celle de Cannes. De même, une dizaine d’années plus tard, René Zinder se rend dans l’est et le sud de la France, à la rencontre des Assemblées. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, le Lyonnais Marc Ernst (1899-1979) et plusieurs représentants grenoblois donnent consistance, par leurs visites, à la solidarité des membres des Assemblées d’Annecy, de Bourgoin, de Lyon et
de Grenoble.

En outre, on observe qu’en 1923, Hector Arnéra (1890-1972), à l’œuvre à Cannes, se lance dans l’édition d’un journal, intitulé Le Chrétien, dont l’un des principaux objectifs est de constituer « un trait d’union entre les Assemblées de France »2 .

Par ailleurs, dès l’époque de la Grande Guerre, la mise en réseau des frères larges emprunte la voie de congrès. Ainsi, à Digne, Henri Contesse organise dès 1916 un rassemblement régional d’une cinquantaine d’évangéliques : les échanges d’informations et les rencontres cultuelles stimulent non seulement leur zèle mais aussi leur sens d’appartenance commune. Or, si Henri Contesse abhorre « cet esprit de clocher si fortement actif dans tant d’entreprises »3 , il incarne aussi, par cette posture même, un aspect du mouvement des frères larges dans l’entre deux-guerres. D’ailleurs, dans d’autres régions aussi, à cette époque, des rencontres permettent de resserrer les liens unissant les membres des différentes cellules ecclésiales.

Si donc les Assemblées françaises n’ont jamais eu l’insularité absolue pour idéal, reste qu’elles répugnent à toute médiation institutionnelle. C’est d’ailleurs en bonne logique que, dès l’origine, est mis en œuvre le principe du sacerdoce direct de tous les croyants – le sens tout à fait aigu de ce principe semble constitutif de la tradition des frères larges en France.

Ainsi, déjà en 1899, Samuel Vernier explique que, dans le culte, tous les véritables chrétiens sacrifient à Dieu en le louant de ses grâces ; il précise alors que « c’est le Saint-Esprit qui distribue les dons comme il lui plaît, communique l’inspiration indispensable pour l’exhortation, l’instruction, la prière ou pour le choix d’un cantique ou d’une portion de la Parole. »4

Quant au préfet de police de Paris, il dépeint éloquemment l’ « Assemblée Biéler » en 1915 : « Les personnes qui assistent à ces réunions sont des dissidents du protestantisme ne voulant reconnaître aucune hiérarchie religieuse, n’ayant d’autre pasteur que Jésus-Christ. » 5

Le pouvoir dans les Assemblées
Jusqu’en 1945, le développement continu et la jeunesse du mouvement des frères larges signalent sans discontinuer l’influence singulièrement prégnante des bâtisseurs d’Assemblées. Ces pionniers correspondent en l’occurrence à la figure classique du prophète, qui exerce un ministère fondé avant tout sur l’affirmation d’un solide charisme personnel.

L’exemple de René Zinder, sous la tutelle d’aucune institution, est, à cet égard, typique. Lorsqu’il décide en effet, en 1910, de se mettre à l’œuvre en France, il manifeste déjà une réelle force de caractère ; et la façon dont il expliquera sa décision en 1938 reflète une résolution intense : « Le Seigneur m’a dit : « Tu resteras en France »… J’ai obéi, … et j’ai suivi ses directions. Je me suis lancé dans le saint combat avec toute la force de mon âme, de mon cœur et de mon corps. »6

L’importance du charismatique et la sensibilité au réveil semblent donc d’abord indiquer une économie du religieux fondée sur des leaders, peu enclins à accepter un contrôle théologique supralocal. Ceci dit, les pionniers incarnent et transmettent une véritable tradition. En effet, nombre de Suisses ou de Britanniques venant implanter des Assemblées
sont eux-mêmes issus du milieu des frères larges. Ils véhiculent de fait des points de vue théologiques qui permettent de repérer une identité particulière. En outre, les ministres sont prémunis contre l’autoritarisme non seulement par l’affirmation du sola Scriptura mais aussi par le sens particulièrement aigu du sacerdoce universel des croyants.

En fait, la pratique du pouvoir s’allie manifestement, dans les Assemblées, à des principes égalitaires. Le ministère ecclésial reçoit en effet un caractère essentiellement instrumental, sur fond d’une ecclésiologie nettement anticléricale.

Ainsi, c’est assurément un trait essentiel de l’ecclésiologie des frères larges que René Zinder exprime en 1925 : « Evangélistes, docteurs, pasteurs ou bergers, anciens, apprenons à… nos jeunes frères le moyen de réaliser leur… vivante position d’adorateurs. (…) Ne groupons pas les âmes converties autour de nous pour entendre nos discours ou nos exhortations, mais enseignons-leur à se grouper autour du Seigneur pour le louer et l’adorer. »7

Dans cette perspective, le ministère ecclésial reçoit une connotation fondamentalement pédagogique, pour le développement du caractère chrétien des fidèles au moyen de l’exposition de la Parole. Il est d’ailleurs remarquable que René Zinder, déjà à l’œuvre depuis plusieurs années en Auvergne, s’emploie dès 1922 à former deux jeunes « croyants » se destinant à servir comme missionnaires parmi les nouvelles assemblées auvergnates – René Zinder ne tarde pas à les prendre avec lui pour des tournées d’évangélisation…

Finalement, concernant du moins les ministères exercés dans le strict cadre du culte, c’est bien le principe de collégialité qui constitue, d’une manière patente pendant des décennies, l’idéal que poursuivent les frères larges. Ainsi se félicite-t-on, par exemple en 1934, que l’Assemblée de Lyon puisse s’appuyer non seulement sur Edmond Squire mais aussi sur d’autres fidèles « doués pour la prédication »8.

Reste à voir comment les choses ont évolué dans la suite du XXe siècle…
( Article à suivre dans la prochaine Enews. )

Sylvain Aharonian
Auteur du livre « Les Frères larges en France métropolitaine »

1 William BIRD, in Nouvelles de quelques ouvriers dans le champ du Seigneur, déc. 1884, p. 19.7
2 Hector ARNÉRA, in Semailles et Moisson, déc. 1924, p. 188.
3 Henri CONTESSE, in La Bonne Revue, avril 1940, p. 138.
4 Samuel VERNIER, in L’Étoile du matin, mai-juin 1899, p. 74s..
5 Monsieur le préfet de police, lettre écrite à Paris le 21 déc. 1915, adressée au ministre de l’Intérieur, et conservée aux Archives Nationales dans les fonds de Moscou sous la cote 19940488/62.
6 René ZINDER, in Semailles et Moisson, janv. 1939, p. 10.
7 René ZINDER, in Semailles et Moisson, fév. 1925, p. 27. 
8Edmond SQUIRE, in Echoes Missionary Magazine, juin 1934, p. 146 : « Some … are really gifted for preaching in the hall. ».

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