Une diversité en mouvement

Ces dernières années, et encore récemment, les évangéliques ont, à plusieurs reprises, fait la une de journaux et de magazines. Le soutien inconditionnel que certains d’entre eux ont accordé à des candidats controversés, aux États-Unis, ou au Brésil, a attiré l’attention des médias. Régulièrement interrogés, les représentants des unions d’Églises et des œuvres ont parfois été embarrassés, soulignant que les évangéliques n’étaient pas « monobloc ». C’est le moins qu’on puisse dire !

Ils ne le sont d’ailleurs pas plus politiquement que du point de vue de la sensibilité théologique. Quiconque s’est retrouvé en situation de devoir expliquer à un public non averti qui sont « les évangéliques » a fait face au défi de cette diversité, qui peut parfois donner le vertige… Or, notre union d’Églises, les CAEF, se situe au milieu de cette diversité et, d’une manière ou d’une autre, doit l’assumer. Nous faisons partie du Réseau-FEF et du CNEF qui manifestent, par des liens institutionnels, notre appartenance à cet univers parfois étonnant. Un petit « zoom arrière » sur notre identité peut nous donner des éléments pour y voir plus clair, et, surtout, pour assumer sereinement ce que nous sommes sans se confondre simplement avec toute la diversité que le monde évangélique représente.

Un mouvement, des racines et des ailes !

Nous devons l’assumer d’abord parce que la diversité est un trait caractéristique de notre histoire. En effet, le terme « évangélique » désigne en réalité bien plus un mouvement qu’une ou plusieurs dénominations qui se revendiquent « évangéliques ». Certaines dénominations, issues de réveils évangéliques, ne sont en réalité plus « évangéliques » à proprement parler aujourd’hui ! Si nous aimons faire remonter notre pedigree à la Réforme, c’est aussi la grande diversité de ses prolongements qui a façonné ce que nous sommes. Certes, les évangéliques sont reconnus comme des « protestants », plutôt conservateurs au sens où, dans l’ensemble, ils confessent certaines doctrines classiques au cœur de la Réforme, autour des grands sola : C’est par la seule grâce de Dieu (sola gratia) que nous sommes sauvés, au moyen de la foi seule (sola fide) en Jésus-Christ seul (solus christus) révélé par l’Écriture seule (sola scriptura), nous conduisant au Père pour la seule gloire de Dieu (soli deo gloria). Quelles que soient les précisions qu’il faut nécessairement apporter pour chacun des sola, les évangéliques tiennent à une interprétation plutôt traditionnelle de ces doctrines.

Mais nos racines se trouvent aussi dans les nombreux mouvements transversaux et transnationaux de renouveau et de réveils qui ont traversé le protestantisme, que ce soit le piétisme luthérien, les différents réveils (Jonathan Edwards, John Wesley et d’autres), les mouvements de sanctification, les réveils de type pentecôtistes. Or, les grandes figures de réveils venaient elles-mêmes de différents arrière-plans ecclésiaux (luthériens, anglicans, presbytériens, congrégationalistes…) et ont développé des sensibilités différentes quant à leur théologie, touchant les doctrines de l’Église (gouvernance), de la fin des temps (millenium), de l’homme (le libre-arbitre), du salut (rôle des œuvres)… ou même plus largement la théologie biblique (alliances, dispensations, herméneutique). On n’oubliera jamais que, sur les 50 dernières années, parmi les théologiens les plus largement reconnus au sein du monde évangélique, plusieurs n’appartenaient pas à des dénominations « évangéliques » : James Packer, ou John Stott, pour ne citer qu’eux, appartenaient à l’Église d’Angleterre. C’est dans cette diversité que le mouvement évangélique a pris son envol. Tout cela peut-il constituer une quelconque unité ?

 

Une diversité « centrée »

C’est ainsi que les évangéliques présentent une identité un peu bigarrée, que l’on rassemble traditionnellement autour du « quadrilatère de Bebbington » (du nom de l’historien qui l’a identifié) composé de quatre points fondamentaux qui ne sont pas uniques aux évangéliques, mais sur lesquels ils insistent particulièrement :

  • L’autorité normative et ultime de l’Écriture, reconnue comme Parole de Dieu. Quelle que soit la formulation précise que l’on donne à la doctrine de l’Écriture, il ne suffit pas aux évangéliques de dire que la Bible « contient » la Parole de Dieu, ou qu’elle est un « témoignage » à la Parole de Dieu : elle est cela, mais elle est bien plus, elle est la Parole infaillible de Dieu.
  • La centralité de Jésus-Christ et de la croix. « Nous prêchons Christ crucifié » (1 Co 1,23). La prédication implique un rapport permanent, direct ou indirect, à l’œuvre de Christ, mort sur la croix pour nos péchés. L’annonce de l’Évangile associe le salut acquis à Golgotha, et assume le scandale de la croix (sans pour autant négliger la résurrection, bien entendu).
  • L’importance de la conversion personnelle : La trace des mouvements de réveils se manifeste particulièrement sur ce point. Le message de l’Évangile est une interpellation qui nécessite que chacun, personnellement, se positionne : il n’y a pas de position « neutre » vis-à-vis de Christ, et le chrétien est celui qui confesse personnellement que Jésus-Christ est Seigneur et Sauveur, et est prêt à en témoigner à d’autres. Il importe aux évangéliques que la vie de chacun soit marquée par la transformation que provoque l’Évangile par l’action de l’Esprit Saint.
  • La mission : Les évangéliques ont toujours été marqués par leur souci de répandre l’Évangile, par la prédication et par des actions qui témoignent de la grâce de Dieu. Ils sont à l’origine de nombreux mouvements missionnaires, partout dans le monde. Leur engagement dans la mission, par la proclamation de l’Évangile et l’action caritative (le message en actes) est fondamental pour l’expression de leur foi, en obéissance au Seigneur.

À nouveau, chaque point nécessite bien des explications supplémentaires, mais on trouve ici le cœur, le moteur de la foi d’environ 600 000 000 d’évangéliques dans le monde.

 

600 000 000 d’évangéliques… et moi, et moi, et moi !

Notre union d’Églises, les CAEF, se retrouve au sein de ce mouvement et dans cette diversité « centrée » autour de ses quatre points. Si nous sommes une union récente (l’Entente Evangélique des CAEF a été officiellement créée en 1995), notre histoire d’un siècle et demi environ témoigne également, à son échelle, de la diversité caractéristique des évangéliques… Certes, nous nous enracinons plus particulièrement dans le Réveil des « frères » au début du 19ème siècle, mais celui-ci était aussi divers géographiquement (Grande-Bretagne, Suisse), et s’est nourri de la contribution de personnes venant d’arrière-plans ecclésiaux différents (anglicans, congrégationalistes, réformés, etc). En Grande-Bretagne, le mouvement s’est manifesté entre autres par le caractère initialement transgressif de leur pratique : des chrétiens appartenant à plusieurs dénominations ont choisi de prendre ensemble la Sainte-Cène, hors de toute hiérarchie ecclésiale. À l’époque, c’était un événement lourd de conséquences ! On parle bien du « mouvement des frères », un mouvement qui a pu « bousculer » quelques traditions !

Même en France, l’histoire de nos Églises, magnifiquement retracée par Sylvain Aharonian dans son ouvrage (Les frères larges en France métropolitaine : Socio-histoire d’un mouvement évangélique de 1850 à 2010, Paris, Cerf, 2017), montre en même temps l’attachement à quelques fondamentaux et une diversité d’influences, liée à la diversité de ceux qui ont fondé les Églises. On mentionnera simplement pour mémoire le piétisme allemand, pour nos Églises normandes, ou le réveil qui a eu lieu parmi des protestants alsaciens déplacés dans le Sud de la France, à l’origine de la Bonne Nouvelle de Strasbourg et de ses Églises-filles.

Concrètement, les Églises CAEF ne sont aujourd’hui pas forcément marquées par une identité théologique très distincte par rapport à d’autres dénominations. Rien que l’acronyme de notre Union (Communautés et Assemblées Évangéliques de France) dit si peu nous concernant. Peut-être quelqu’un d’un peu versé dans notre histoire se souviendra que le terme « assemblée » est un mot cher aux milieux des « frères » pour désigner l’Église locale. Mais fondamentalement, la théologie qui nous unit, et que nous avons tous ratifiée ensemble, est consignée dans la confession de foi, qui est la confession de foi du Réseau-FEF. Autrement dit, en tant qu’union, notre théologie ne se distingue pas de celle des unions d’Églises sœurs au sein de ce réseau. Il reste une particularité à laquelle nous tenons, et elle est ecclésiologique : l’importance accordée à la collégialité, en particulier (mais pas seulement) la conduite de l’Église par un conseil d’anciens.

 

Les CAEF au sein d’un mouvement, et en mouvement…

De même, beaucoup de nos Églises et de nos serviteurs ont été et sont encore impliqués dans les mouvements interdénominationnels, comme Mission France, le Mouvement de Lausanne, l’Alliance Évangélique et d’autres institutions panévangéliques comme les centres de formation. Et nos Églises sont, comme dans d’autres dénominations, insérées dans des réseaux chrétiens de diverses sensibilités. Autrement dit, de façon finalement très « évangélique », les CAEF sont traversées par divers courants et sont, il faut le dire, au bénéfice de leurs apports en matière de théologie, de pastorale, de mission, de pratique etc. Cela fait partie de notre identité CAEF d’être aussi en mouvements à travers les apports de ces courants ! Nous sommes évangéliques !

Bien sûr, la rencontre de ces différentes influences dans nos Églises n’est pas toujours évidente. Tout n’est pas de valeur égale dans cette diversité : certains « apports » posent de vraies questions bibliques, ou théologiques, et ne peuvent pas être accueillis tels quels. Par ailleurs, l’enthousiasme que peuvent susciter certaines contributions utiles pourrait parfois pousser certains à s’identifier plus nettement à tel ou tel réseau, tel ou tel mouvement, au détriment de l’unité diverse de l’union d’Églises et de leur saine collaboration. La tentation d’un raidissement peut se faire sentir ici ou là. Certains pourraient se sentir rassurés par la définition d’une « ligne claire », qui marquerait une identité théologique plus nette, plus tranchée. C’est assez naturel, mais la conscience d’appartenir à un mouvement évangélique un peu plus large peut nous aider à garder le recul indispensable à l’exercice du discernement biblique et théologique. Nous sommes évangéliques !

La coexistence de plusieurs influences, fait partie de ce que nous sommes comme mouvement. Elle nous rend conscients qu’une seule sensibilité théologique n’est pas porteuse de « toute la foi de l’Église », et que nous sommes aussi au bénéfice de certains courants dont nous ne partageons pas toutes les orientations. Bref, encadrée par notre confession de foi et nourrie de la conviction que l’union d’Églises est une réalité spirituelle, donnée et à promouvoir, la vision des CAEF comme union d’Églises lui permet de se concentrer sur sa mission fondamentale consistant à favoriser les liens mutuels entre les Églises locales en vue de leur affermissement et de leur multiplication. Nous sommes évangéliques ! Cette identité de mouvement nous pousse à articuler et unir nos forces pour le progrès de l’Évangile. L’uniformisation, privilégiant l’un ou l’autre courant au détriment des autres, nous priverait de ressources fécondes pour la mission de l’Église qui est de constituer un peuple de témoins, des « lumières sur la colline » pour porter l’Évangile dans ce monde.

 

Être des évangéliques heureux !

Ces quelques rappels sur notre histoire invitent chacun de nous à tirer bénéfice d’un regard un peu plus panoramique sur nos Églises. Ils nous contraignent également à une forme de discernement, reconnaissant les bénéfices de ce que nous avons reçu de diverses contributions, reconnaissant notre interdépendance avec un mouvement plus large… Reconnaissant également la nécessité d’opérer un tri, et de ne pas faire de l’impulsion féconde d’un courant le tout de notre « identité » d’Église. Notre « identité » est d’être aussi un « mouvement », un mouvement vivant (parfois un peu turbulent !) qui se nourrit, ou mieux, que Dieu nourrit par des contributions diverses. Savoir accueillir ces bénéfices pour grandir, nous aide à vivre en évangéliques heureux. Cela nous aide à mettre nous-mêmes ce que le Seigneur nous a donné d’être, avec notre sensibilité, au bénéfice des autres… en acceptant – c’est indispensable – d’être nous-mêmes au bénéfice de ce que le Seigneur a donné d’être à d’autres, avec sa propre sensibilité. Les CAEF, comme d’autres dénominations évangéliques, ne peuvent être vivantes qu’en accueillant cette identité de mouvement, conscientes de la nécessité impérieuse de toujours favoriser ce qui peut être au bénéfice mutuel les uns des autres. Je nous laisse avec cette question : comment chacun de nous peut-il contribuer à cette unité diverse, nourrie de ce que l’autre nous apporte ?

 

Jacques Nussbaumer

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