Non mais, de quoi j’me mêle ? 

Depuis quelque temps, on observe un phénomène de polarisation du débat public sur divers sujets de société. C’est vrai en France comme ailleurs, ainsi que nous l’a montré depuis l’automne la période de pré-campagne électorale où différents candidats tentent de se placer en vue de la présidentielle d’avril prochain. Dans ce contexte, et alors que les Églises n’ont pas vocation à indiquer à leurs membres quel bulletin ils devraient glisser dans l’urne, la tentation serait de s’abstenir le plus possible de tout propos en rapport avec la vie politique. Le vote serait une question très « intime » qu’il faudrait presque dissimuler, et toute parole à ce sujet pourrait être perçue comme une insoutenable intrusion : « non mais, de quoi j’me mêle » ? 

Et pourtant, le vote, devoir de tout citoyen envers la République, n’est pas un acte indépendant de notre existence chrétienne, tout comme le choix de s’abstenir de voter. Notre foi implique la totalité de notre être, et la confession de Jésus-Christ comme Seigneur a des conséquences sur ce que nous faisons hors des murs de l’Église ou de notre domicile. Notre identité première est « en Christ », et c’est en chrétien que nous vivons notre vie en société, qui relève également de l’enseignement chrétien ! Je me risquerai donc à proposer quelques pistes qui pourraient nous encourager à réfléchir à notre rôle de citoyens chrétiens

Il faut commencer par rappeler une évidence : notre identité commune « en Christ » ne nous conduira pas à voter de façon uniforme !

Et ce n’est pas un problème, je vous l’assure ! D’abord, on sait bien qu’il n’y aura pas de candidat qui corresponde en tout point aux orientations de l’Évangile, et que le choix du candidat peut être difficile et frustrant pour nous. En effet, l’Évangile a de multiples conséquences éthiques, et les divers candidats ou partis peuvent être plus proches sur un point et plus éloignés de l’Évangile sur un autre. Les questions liées au respect et à la protection de la vie touchent autant les politiques publiques en matière d’avortement et d’euthanasie que de soins aux plus vulnérables ou encore de protection et de gestion des ressources naturelles… Le double commandement d’amour (Mt 22,37-39) nous rend au moins aussi attentifs aux besoins de solidarité et de partage vis-à-vis des plus pauvres, des exclus ou des migrants qu’aux besoins d’ordre et de justice, pour assurer la sécurité de tous. Les propositions des candidats n’intègrent pas ces éléments de la même manière et au même niveau, privilégiant l’une ou l’autre valeur…

En fait, aucun d’entre eux n’établira le Royaume de Dieu dans notre pays ! 

Il y a donc beaucoup de facteurs à évaluer, peser, et il est probable qu’on ne puisse pas identifier ce qui serait objectivement « le » (seul) bon choix dans l’ensemble de l’offre politique… 

De plus, nos choix en matière de vote sont marqués par des facteurs très personnels, qui nous font accorder plus d’importance à l’un ou l’autre sujet. Cela fait partie de la diversité du peuple de Dieu, et il serait d’ailleurs assez inquiétant de vouloir que tous les chrétiens pensent exactement la même chose. Il y a des divergences légitimes, liées à notre histoire, notre éducation, notre environnement social, notre sensibilité, notre culture d’église… Notre vote n’est jamais un acte qui serait purement « logique », ou « rationnel » : la façon dont on réfléchit à ces questions est toujours marquée par des facteurs historiques et affectifs qui influencent notre façon de penser. C’est important d’en être conscient, de manière à mieux respecter un choix qui serait différent du nôtre, d’une part, et de manière à ne pas nous laisser enfermer dans nos propres idées, d’autre part, comme si tous les « vrais chrétiens » devaient s’y rallier… 

Mais s’il est difficile d’identifier ce qui serait « le » bon choix pour tous les chrétiens, cela n’empêche pas qu’il puisse y en avoir de très mauvais ! 

Il est alors bien utile de laisser l’Évangile porter un regard (positivement) critique sur nos intentions de vote, sur les motivations et sur les réflexions qui y conduisent. Tout d’abord, peut-être faut-il commencer par opérer un mouvement de retournement qui pourrait paraître contre-intuitif par rapport à nos habitudes. En effet, en période électorale, les prétendants tendent à pointer « ce qui ne va pas » dans le pays pour le changer – et il y a matière ! Et les chrétiens doivent être lucides sur l’état de notre pays. Mais nous sommes d’abord appelés à la reconnaissance (Col 3,15) et à la prière (1 Tim 2,1-2). Nous ne réalisons pas (ou plus) toujours le privilège de vivre dans un pays stable, bien doté en infrastructures de transport, avec un système de santé permettant, malgré ses limites, de nous soigner, où nous sommes globalement en sécurité et libres de célébrer Dieu ou de témoigner. Développer consciemment une attitude de reconnaissance peut nous aider à ne pas céder à la culture du ressentiment, cultivée dans diverses parties du spectre politique, et qui nous incite à opérer un choix à partir d’une ou plusieurs sources de mécontentement… Commencer par la reconnaissance, c’est renoncer au ressentiment et poser notre choix devant Dieu pour lui demander de nous aider à voter en conformité avec l’Évangile. 

En abordant ainsi la question du choix de vote, nous serons alors mieux disposés à orienter nos pensées vers ce qui est « bon » (ou « meilleur », ou « moins mauvais ») et « utile » pour l’ensemble du pays. En effet, nous pourrions être tentés d’opérer notre choix en fonction du programme qui paraîtrait le plus favorable aux chrétiens, ou à certaines idées qui nous sont chères, ou à notre catégorie sociale. En réfléchissant à partir de l’idée de « bien commun », nous pouvons être amenés à relativiser (de bon cœur !) certaines préférences légitimes en privilégiant ce qui est favorable à un plus grand nombre de concitoyens, ou aux plus défavorisés d’entre eux. Des propositions d’exonération fiscale, ou de subventions dont on profiterait personnellement pourraient avoir moins d’importance qu’une amélioration du système de santé. Par ailleurs, lorsque notre choix est motivé par un « idéal », le bien commun nous rappelle que la politique est forcément la sphère du compromis et vouloir imposer son propre idéal pourrait conduire à un véritable cauchemar. Favoriser le « bien commun » aide alors à accepter certains renoncements par rapport à notre idéal. 

Enfin, il me semble qu’à l’ère des réseaux sociaux, où l’information est diffusée en temps réel mais souvent de façon lapidaire (et souvent peu fouillée -plus facile à comprendre-),

il nous faut prendre le temps de s’informer suffisamment sur les candidats et les programmes pour bien les peser dans un esprit de prière. 

Notre capacité à réfléchir peut facilement être parasitée par la reprise de « petites phrases » hors contexte, ou par le « buzz » que génèrent des « punchlines » plus ou moins heureuses. Il est peut-être nécessaire d’investir un peu de temps pour mieux saisir les enjeux mis en avant par la campagne. C’est d’autant plus important face à la prolifération des fake-news sur les réseaux sociaux (parfois dissimulées sous les termes de « réinformation »), y compris dans le monde chrétien. En effet, s’il est important d’être attentif aux arguments de plusieurs parties (ou partis !) dans un débat, et à la manière de les porter, cela n’implique pas d’accorder une égale importance à tous les propos et toutes les sources d’information1. Il nous faut être prudents face à ces « bouilleurs de cru » de l’information qui distillent plus ou moins subtilement le poison du soupçon systématique, du dénigrement, et du ressentiment. 

Certains lecteurs trouveront peut-être ces propositions difficiles à mettre en œuvre, n’ayant pas suffisamment de temps pour s’y pencher, d’énergie pour s’y intéresser, ou ne se sentant pas assez compétents pour trancher. Idéalement, il serait bon de pouvoir y réfléchir à plusieurs, entre frères et sœurs de confiance – un petit groupe me paraît plus adapté à ce type d’échanges –, pour affiner ses idées et éprouver ses choix. La question est alors de savoir si nous avons suffisamment de maturité spirituelle pour en parler d’une manière conforme à l’Évangile… Pouvons-nous, à cause de l’Évangile, montrer dans nos échanges une autre voie que celle de la polarisation et de l’invective ? Sommes-nous prêts à apprendre à discuter sur le mode du partage, de l’écoute et du questionnement, plutôt que sur celui de l’affirmation et de la volonté de faire changer d’avis ? Les artisans de paix que nous sommes appelés à devenir ne sont peut-être pas ceux qui éviteront toute discussion d’ordre politique, mais ceux que l’on regardera comme des modèles dans la manière dont ils mènent de tels échanges.  

Je terminerai par une dernière exhortation qui me paraît importante en cette période. Nous avons des frères et sœurs qui sont engagés dans la vie politique (pas dans un seul parti !) et qui y manifestent un témoignage chrétien. C’est un sujet de reconnaissance, mais aussi de prière : hommes et femmes comme nous, vivant les mêmes défis et les mêmes tentations, mais ils sont plus exposés.

Que le Seigneur leur permettre de vivre leur engagement avec grâce, fidélité et persévérance pour que, par leur façon d’être et d’axer eux aussi leurs décisions sur le bien commun, ils puissent être un modèle pour d’autres…

Jacques Nussbaumer,
pour la Commission de Service et de Référence (CSR)

 

  1. Voir le webinaire sur le complotisme
    www.youtube.com/watch?v=MT4H8TfdXas&t=19s

 

 

 

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