I can’t breathe ! 

Au moment où j’écris ces lignes, cela fait un an jour pour jour que George Floyd mourait étouffé, après 9 minutes sous le genou de Derek Chauvin, un policier américain. Les images de sa mort ont fait le tour du monde et choqué. Avant de mourir, il chercha à avertir le policier : « j’étouffe ! », mais ce dernier ne bougea pas. Etonnamment, certains ont justifié l’attitude du policier, plaidant pour une forme de légitime défense du représentant de l’ordre, arguant que l’homme avait été arrêté parce qu’il avait enfreint la loi.

Mais peut-on justifier un meurtre ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit ! Même si certains le contestent, le caractère raciste de cet acte, tout comme de sa justification, est à souligner. Si George Floyd avait été blanc de peau, le policier se serait simplement retiré, et personne n’aurait accepté de justifier un tel meurtre. C’est d’ailleurs pour cela que Derek Chauvin a été condamné. Le président Joe Biden a lui-même reconnu le racisme systémique qui gangrène son pays.  

 Mépris raciste et Evangile 

Étrangement, nombreux sont les chrétiens qui, aux États-Unis comme ailleurs, ne réalisent pas leur attitude de mépris envers les minorités ethniques, et ne prennent pas conscience de l’incompatibilité de cette attitude avec l’Évangile1. Au début des années 2000, Michael O. Emerson et Christian Smith faisaient le constat suivant : « En dépit des bonnes intentions manifestées depuis une vingtaine d’années au sein du mouvement évangélique, par la voix de leaders comme Billy Graham ou d’organisations comme les Promise Keepers, la “réconciliation raciale“ n’a pas abouti, loin s’en faut […] Le dimanche matin à 11 heures est une des heures où la ségrégation est la plus forte aux États-Unis. Blancs et Noirs se dirigent dans leurs Églises, sans se mélanger2 ». Malheureusement, à en croire les spécialistes de la question, les choses n’ont que trop peu évolué, malgré des prises de conscience ici et là3.

En France, globalement, les chrétiens sont d’accord pour reconnaître que le racisme est problématique. Ainsi, ils peuvent assez facilement souscrire à la déclaration de Mgr João Noé Rodrigues, évêque de Tzaneen, en Afrique du Sud : « Le racisme est un péché devant Dieu, qui nous a créés à son image et à sa ressemblance. C’est une terrible maladie qui guette l’esprit et l’âme de l’homme car elle nie l’humanité commune à tous4 ». Beaucoup affirmeront que c’est Dieu lui-même qui a posé l’égalité en dignité et en droit de tous les humains en nous positionnant tous face à lui. Ils condamneront donc le mépris et le dénigrement sans difficulté.  

Le problème, c’est que bien des racistes s’ignorent – même parmi les chrétiens. En bons disciples du Seigneur, ils ne sont pas agressifs, ni ouvertement dans le conflit. Pourtant, en considérant plus attentivement la vie d’Église, on constate une forme d’étouffement de ceux qui viennent d’ailleurs. Ce n’est qu’avec une prise de distance et une saine remise en question qu’il est possible de réaliser la violence de l’étouffement vécu, parfois même justifié par de pieuses paroles.

Ainsi, tout en disant le dégoût du racisme, il est possible d’étouffer des frères et sœurs d’autres cultures. Dans l’Église, comme ailleurs, le racisme commence déjà dans des choses souvent tolérées, voire acceptées, telles que le stéréotype ou la généralisation coupable. Mais même avant qu’elles soient conscientes, certaines de nos idées, forgées par notre éducation, notre culture, notre histoire, nous ont construits. Et sans nous en rendre forcément compte, nous portons un certain nombre de valises auxquelles nous ne prêtons plus attention, car elles sont là depuis longtemps. Nous sommes tous, d’une certaine manière, formatés, et il n’est donc pas si évident que cela de débusquer une forme de racisme latent qui nous habiterait, mais qui sera arme d’étouffement à l’encontre d’autres.  

En fait, le problème du racisme n’est pas nouveau. La Bible témoigne du mépris que les Juifs avaient à l’égard des non-Juifs – qui le leur rendaient bien. Que l’on songe simplement à Jonas, ou à la femme samaritaine, ou encore aux débats qui ont agité l’Église du premier siècle5…  À l’époque comme aujourd’hui, les personnes étaient de « bonne foi », ne réalisant pas alors le racisme qui caractérisait leur attitude. De même, il n’y a pas si longtemps, de nombreux chrétiens avaient un discours franchement impérialiste, colonialiste et raciste. Non pas qu’ils étaient moins « évangéliques » que nous, mais ils baignaient dans une certaine culture et ils se conformaient aux idées de leur temps. Ils ne s’imaginaient pas un instant être en porte-à-faux avec l’Évangile.

Or, à l’époque, l’inégalité des « races » semblait être une « évidence ». Et dès lors, loin de se laisser interpeller par le texte biblique dans toute sa richesse, avec ce qu’il contient de dérangeant, nous obligeant à reconsidérer notre rapport à notre culture, certains justifiaient bibliquement l’esclavage de l’époque, en argumentant avec force le droit au contrôle sur la vie d’autrui. Certains versets étaient alors invoqués pour maintenir une forme de domination malsaine et coupable.  

Nombreux sont les textes bibliques qui invitent à une prise de distance avec ce que nous pensons savoir, avec ce qui nous a construits, et nous poussent à une saine réforme de nos préjugés pour constituer l’Église, cette humanité nouvelle unie en Christ. Or, l’Église voulue par Dieu est multiculturelle. Ainsi, comme l’écrit Jean-Claude Girondin, nous sommes appelés à « vivre comme des frères avec nos différences. C’est le projet de Dieu pour une humanité rachetée, sauvée, libérée, guérie, réunie et transfigurée, parce que réconciliée avec lui en Jésus-Christ »6. 

 D’autres victimes de mépris ?

Je constate un certain malaise et même un malaise certain car une problématique similaire existe en ce qui concerne les femmes7. Comprenez-moi bien, il ne s’agit pas dans cet article de considérer une fois de plus la question de la prédication, du ministère d’ancien ou de pasteur, mais simplement de considérer le respect des femmes dans l’Église. Dans le cadre de mon ministère, j’ai croisé bien trop de femmes victimes de violences verbales pour le seul motif qu’elles étaient femmes.  

Certaines m’ont partagé les paroles agressives, les contrôles excessifs, les blâmes, les reproches, les menaces, les anathèmes qu’elles ont subis parce qu’elles étaient femmes. Plus sournoisement, j’ai constaté que certains étouffent des sœurs, à tel point que certaines se demandent si elles ont bien leur place dans l’Église !  

Cet étouffement se loge parfois dans une volonté de « protéger » les femmes, de vouloir les « préserver », ou encore de leur « éviter des problèmes », mais il arrive aussi que cet étouffement se conjugue avec du mépris ou une condescendance paternaliste. Et alors que certaines femmes ont pourtant des compétences professionnelles hors norme, sur le simple motif qu’elles sont femmes, aucune place ne leur est laissée pour pouvoir mettre leurs dons au service de Dieu dans l’Église.

Nos sœurs n’auraient-elles pas d’autres perspectives que le balai du ménage et la casserole pour l’agape ? Vous trouvez que c’est caricatural ? Je nous invite à considérer les dizaines de témoignages de femmes blessées, dénigrées, malmenées, humiliées et insultées pour le simple motif qu’elles sont femmes alors qu’elles voulaient s’engager pour Dieu8Il y a probablement au moins une femme blessée de cette manière dans votre Église locale. Il ne s’agit pas d’un épiphénomène ! Ces agissements doivent questionner et même alerter l’Église. 

En effet, comment rester les bras croisés et la bouche fermée quand certaines de nos sœurs étouffent ? Comment accepter des comportements – cachés parfois sous un vernis de spiritualité – indignes de l’Évangile et tout aussi graves que le racisme ? Comment ne pas dénoncer le mauvais usage de la Parole de Dieu utilisée pour étouffer ? Il n’y a pas nécessairement une volonté de mal faire, mais n’y a-t-il pas dans nos cultures d’Église une forme de violence latente à l’égard des femmes ? Combien de blagues déplacées, de remarques culpabilisantes, de critiques acerbes et d’attitudes de mépris pour seul motif que notre sœur est une femme ! La misogynie n’est pas acceptable dans l’Église… pas plus que l’esclavage ou le racisme ! Sans parler du fait que cette attitude injuste produira à moyen ou long terme d’autres attitudes qui ne vont pas non plus honorer le Seigneur. Une telle attitude étouffante dans nos Églises ne peut que produire amertume et féminisme virulent. Il y a là un enjeu pour les décennies à venir, un enjeu d’unité et de témoignage de l’Église du Christ. 

Rien à voir avec les différentes convictions sur le rôle de la femme !

Soyons clairs : on peut avoir des convictions diverses sur les types de ministères que peuvent occuper des sœurs. Il ne s’agit donc pas de prétexter la misogynie pour forcer des portes de ministères. Par contre, le respect qui est dû aux femmes en tant que créatures de Dieu est un non-négociable. Car le débat passionné (mais rarement passionnant) que l’on peut suivre sur la blogosphère et dans l’Église au sujet des ministères féminins dérape très rapidement. Il arrive qu’une conviction au sujet du ministère, forgée légitimement sur une interprétation de textes bibliques tels que 1 Corinthiens 14 et 1 Timothée 2, soit ensuite combinée avec des stéréotypes coupables et des généralisations malsaines.  

Or, il me semble que précisément, pour pouvoir soutenir une position de type conservatrice, il ne faut surtout pas verser dans le dénigrement, au risque d’être discrédité par l’attitude. Ce qui a été parfois une dérive dans le passé9, le patriarcat étant alors partout présent, ne doit plus être imité. De la compréhension justifiable théologiquement d’une limitation de la fonction d’ancien et/ou de la prédication aux hommes, on dérive alors vers un mépris inacceptable et une dévalorisation coupable des femmes. Ainsi, affirmer que les femmes ne devraient pas ceci ou cela car elles sont plus faibles, émotionnellement instables, ou peu douées pour la direction n’a rien de biblique… C’est un préjugé sexiste. Ni plus, ni moins.  

Évidemment, la réciproque existe aussi : certains caricaturent la position conservatrice et affirment à tort que tous ceux qui refusent la prédication féminine sont misogynes. Force est de constater que trop souvent le débat d’interprétation théologique dérape. Un simple coup d’œil à des commentaires traitant du ministère féminin sur Internet est révélateur à ce sujet… Le dérapage peut amener très loin et rappelle certains relents d’un racisme pensé théologiquement. Certains utilisent en effet des arguments tirés de la Bible pour asseoir une forme de domination malsaine et pathétique de l’homme sur la femme. C’est oublier un peu rapidement que les textes de Genèse 1 et de Genèse 2 ont d’abord pour motif l’union, l’harmonie et l’égalité de statut devant Dieu. Si l’on peut plaider légitimement pour la distinction de rôles et de ministères, la question doit nécessairement être posée dans une égalité de statut devant Dieu.  

Puisque l’on ne définit que rarement des termes comme « l’autorité » du mari, la porte est facilement ouverte à des abus en tout genre. Et ces abus existent encore aujourd’hui en grand nombre. De la violence verbale à la violence sexuelle, en passant par la violence physique vécue dans les couples de nos Églises, les témoignages ne manquent pas et font d’autant plus froid dans le dos que ces « dysfonctionnements » sont ici couverts par des prétextes bibliques.  

Je ne plaide donc pas ici pour que l’on « ouvre enfin » tel ou tel type de ministère aux femmes, mais je réclame – au nom de l’Évangile – que la manière d’argumenter cette position soit respectueuse des sœurs, qu’elles soient considérées comme de vraies membres de l’Église, comme des personnes dont l’avis compte et qui peuvent aussi vivre la nouvelle humanité souhaitée par le Christ, avec de vrais engagements, même si le cadre variera d’une Église locale à l’autre en fonction de la compréhension de ces textes. Aujourd’hui, et ce quel que soit le cadre, il y a encore bien trop de blessures et de trop nombreuses sœurs étouffent dans nos Églises à cause de ce manque de respect et de considération.  

Leur souffrance n’est pas moins grande que ce que le racisme fait vivre encore aujourd’hui. Parce qu’elles sont nombreuses à garder le silence sur ce qu’elles vivent, nous ne le réalisons pas toujours. Mais si nous voulons que l’Église soit le lieu où se vit l’unité, la bienveillance, l’amour au nom du Christ, en témoignant de l’Évangile pour tous et toutes, il y a là un enjeu majeur.

Nous ne devrions pas accepter que certains membres de l’Église souffrent pour de tels motifs. Nous sommes appelés à prendre conscience de ce qui est parfois caché dans l’Église et dans nos vies, en demandant au Saint-Esprit de nous aider à prendre du recul, en relisant à la lumière de l’Évangile ce qui est juste aux yeux du Père céleste, pour pouvoir ensuite agir comme le Christ le ferait. Ce qui implique de se mettre à l’écoute de nos sœurs, d’oser questionner et entendre leur vécu, en étant sensible à ces souffrances non visibles et à ces étouffements souvent inaperçus. Les anciens, en particulier, appelés à « veiller sur », devraient prendre à bras-le-corps cette question essentielle de l’étouffement de certaines sœurs.  

Matthieu GANGLOFF

1 – On ne peut que conseiller l’écoute de la conférence d’Henri Blocher sur cette incompatibilité : http://www.tresorsonore.com/fiche 13441.html
2 – Sébastien Fath, « Protestantisme évangélique et ségrégation », Archives de Sciences sociales des Religions, 2002, 118 (avril-juin), p.64.
3 – Ainsi l’Église anglicane a officiellement présenté ses excuses l’an passé, et s’est engagée dans un processus d’évaluation de la situation : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/12/institutionnellement-raciste-l-eglise-d-angleterre-presente-ses-excuses_6029291_3224.html De son côté, l’Église Protestante Unie de France a proposé un webinaire en novembre 2020 sur la question (https://www.eglise-protestante-unie.fr/actualite/racisme-et-inegalites-dans-l-eglise-23167).
4 – https://www.vaticannews.va/fr/eglise/news/2020-07/afrique-du-sud-racismeconversion-declaration-eveque.html
5  -On pourra multiplier les exemples à la lecture du livre des Actes en suivant Jean-Raymond Stauffacher, « Tu ne seras pas raciste! Le 11e commandement ? », dans Cahiers Croire et Vivre, n° 44, mars 2006.
6  – JC Girondin, « Le rêve d’un Monde Nouveau “I have a dream“ de Martin Luther King » dans Revue Foi n°66, sept-nov. 2020.
7 – D’autres avant moi ont déjà travaillé le parallèle, cf. William Webb, Slaves, Women & Homosexuals: Exploring the Hermeneutics of Cultural Analysis, Downers Grove: InterVarsity, 2001, 301 p.
8 – On pourra ainsi consulter plusieurs témoignages de femmes évangéliques qui ont vécu des blessures semblables sur le site https://servirensemble.com/category/temoignages/
9 –  Parfois même dans des commentaires bibliques de référence ! Citons à titre d’exemple L. Bonnet, qui explique au sujet d’1 Corinthiens 14.35 : « L’apôtre parle de l’exercice des dons spirituels, qui supposent cette domination au plus haut degré, et qui requièrent des facultés dont les femmes ne sont, en général, pas douées ». Bonnet, L. (2014), Les notes de la Bible annotée (N.T. 3) Épîtres de Paul (p.234), 1983, Éditions Emmaüs.

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