Egoïstianisme ?

Il y a plus deux mois maintenant, un homme, dans sa soif de revanche et de conquête, a entraîné toute une partie du monde dans un conflit dont nous ne pouvons prédire l’issue à ce jour. Défigurant des villes entières, bouleversant la vie de millions d’hommes, de femmes et d’enfants, le président russe est responsable d’une crise telle que l’Europe n’en n’avait pas connue depuis la Deuxième Guerre mondiale.

La guerre en Ukraine, aussi soudaine que violente, et médiatisée bien plus que de nombreux conflits militaires de cette décennie, interpelle profondément les Européens et les chrétiens que nous sommes. La réalité pécheresse de l’humanité s’y manifeste dans ce qu’elle a d’abject, dans les faubourgs de Boutcha et de Kiev.

Mais au-delà, elle m’interpelle aussi sur la posture peut-être moins connue du patriarche Kirill, chef de l’Église orthodoxe de Russie, défendant avec zèle le président-dictateur. Ce chrétien, affirmant défendre les valeurs de la foi1 s’est fendu de plusieurs sermons mêlant religion et politique, dans lesquels il justifie Bible en main l’attaque du voisin ukrainien :
«Russes, Ukrainiens et Biélorusses sont les composantes d’un seul peuple que des voisins malintentionnés cherchent à diviser. Ils sont contre notre unité, contre nos racines spirituelles et donc, qu’ils se disent croyants ou non croyants, ils sont contre la volonté de Dieu 2». On pourrait assez facilement le critiquer – à raison – et se placer en-dehors, voire en face de cet homme, qui tord la Bible à des fins personnelles.


Si un grand patriarche tord la Bible, n’y a-t-il pas un risque pour nous aussi ?

Je ne peux pourtant, et pardon si je vous bouscule, m’interroger… Car si un grand patriarche de l’Église tord la Bible de cette manière, n’y a-t-il pas un risque pour que nous le fassions aussi ?

Un simple tour sur les réseaux sociaux après cette période électorale a démontré que si les chrétiens évangéliques se passionnent pour la politique, la manière dont le choix politique des uns et des autres est lié à une lecture biblique me laisse… dubitatif. L’histoire de l’Église est émaillée de torsions multiples, et la vie de nos Églises probablement aussi.

Nous savons que l’Église, peuple du royaume de Dieu, a été sauvée par le Christ et a été mandatée par lui pour le représenter dans ce monde.

Si l’on reprend les mots de Jérémie 29.1-14, Dieu a voulu que nous soyons présents dans « notre Babylone », traversée par ses problèmes et ses défis3, en portant un message d’espérance, un message qui change la vie, que nous sommes appelés à transmettre.

Mais marqués par la culture consumériste et individualiste, bien des chrétiens ne cherchent plus vraiment la volonté de Dieu, lui qui a des choses à dire à son Église, et du coup ne vivent pas ce que le Seigneur voudrait pour eux. La vie chrétienne qui, bibliquement, est marquée par l’écoute du Seigneur et l’obéissance à sa volonté quel qu’en soit le prix, a été renversée par la recherche d’autre chose.

 

Une nouvelle religion ?

Nombreux sont les théologiens qui depuis des années interpellent sur l’émergence d’une nouvelle religion occidentale qui vise l’épanouissement personnel, la richesse matérielle, la bonne santé, et une spiritualité qui fait du bien au quotidien… Une religion qui amène le plus loin possible d’une vie qui pourrait être marquée par la souffrance ou le martyre. Une religion qui s’intéresse non plus à Dieu et à sa volonté mais à quelque chose qui fait du bien, une spiritualité centrée sur soi et qui ne considère plus son rôle prophétique et réformateur dans le monde. Smith fut le premier à appeler ce courant le déisme moralistico-thérapeutique le DMT. C’est une sorte de maladie socialement transmissible : c’est la croyance en un Dieu bon, qui prend soin de MOI et de MES problèmes, et qui m’appelle à faire le bien autant que possible, quand je trouve le temps.

On peut appeler cette nouvelle torsion de l’évangile « l’égoïstianisme ».

On y présente un dieu un peu passe-partout qui doit surtout ME combler, ME bénir, ME remplir. Dans l’égoïstianisme , tout se joue entre moi et DIEU.

En réalité, cette torsion de l’évangile est la nouvelle et la principale religion d’une société culturellement post-chrétienne, individualiste, consommatrice et capitaliste :

  • Le dieu de cette croyance est bien tout-puissant, mais il doit surtout déployer sa puissance pour m’aider dans mes problèmes. Pas pour réformer le monde avec plus de justice au travers de l’Église.
  • Le dieu de cette croyance est plein d’amour, il ne parle surtout pas du péché. Il est juste bon, il ne fixe pas de limite. Du moment qu’on pense bien faire, ça va bien. Il ne doit pas déranger. Et nous, on le sert quand on a le temps…
  • De même, si ce dieu exprime sa volonté dans la Bible, il ne s’attend pas réellement à ce que l’on vive tout ce qui est écrit. Il faut relativiser. On doit juste faire de son mieux, chacun de son côté.
  • Et à l’inverse, ce dieu bon s’engage à être à l’écoute de tous les problèmes que MOI je peux avoir.

Le DMT est en passe de devenir la religion dominante aujourd’hui dans la culture occidentale.

Kevin Vanhoozer avertit solennellement que « le chrétien et l’Église évangélique du XXIe siècle sont sur le point d’échanger leur droit d’aînesse contre un plat de lentilles en délaissant l’évangile pour le DMT ».

Nous courons ici le risque de nous laisser endoctriner par la culture plutôt que par l’Écriture, un peu comme le grand patriarche de Russie qui laisse sa proximité avec Poutine, sa vision de l’histoire russe et sa culture tordre l’évangile au lieu de laisser l’évangile réformer ses relations, sa vision et sa culture.

Le problème de l’Église est en réalité assez profond. Car ce n’est pas qu’une question du FAIRE. La transmission de l’évangile à laquelle nous sommes appelés n’est pas une simple question d’activité. Nous transmettons l’évangile quand nous le vivons, quand notre vie de chrétien, notre vie d’Église, notre vie « entre » nous incarne l’évangile de Jésus-Christ.

En réalité, il s’agit moins de faire que d’être, et d’être ensemble l’Église de Jésus-Christ dans le monde. Être l’épouse de celui qui a donné sa vie, et qui se révèle aujourd’hui encore. C’est de cette union de l’Église à Jésus-Christ que découle une vie centrée sur l’évangile, une vie qui ne se limite pas à un MOI en lien avec Dieu et les autres, mais qui s’étend à un NOUS dans lequel l’évangile est vécu pleinement. Il est notable que dans ses lettres Paul décline l’évangile sous l’aspect de sa puissance de transformation de la vie de couple, de famille, de maisonnée.

Quel évangile prêchons-nous par nos paroles et nos actes ?

Aujourd’hui, des milliers d’entreprises offrent des millions d’« évangiles » différents, promettant tous peu ou prou de transformer la vie des individus, en leur permettant de découvrir leur vraie identité. Il existe une multitude de vérités, d’« évangiles » et de « saluts » actuellement disponibles sur le marché de la culture.

Mais ce que l’Église peut offrir, et qu’aucune autre institution n’est en mesure de proposer, c’est l’évangile de Jésus-Christ, une invitation à vivre véritablement avec Dieu et avec les autres, un évangile qui sort de la vie égocentrée postmoderne, une vie qui prend tout son sens parce qu’elle est en lien réel avec le Créateur et révolutionne toute l’existence. « L’Église doit proclamer cette vérité, c’est indispensable, mais la vocation de l’Église est tout autre. Sa mission est d’offrir un aperçu de la vérité. Une expérience personnelle de l’évangile, une relation avec Jésus-Christ et des relations transformées par l’évangile4».

Car l’évangile n’est pas juste un truc qu’on ajoute à d’autres options de notre vie, c’est la puissance même de Dieu qui transforme nos vies.

Il ne réforme pas de manière superficielle comme les autres pseudo-évangiles, mais il transforme l’humain à la racine dans ses dispositions fondamentales vis-à-vis de Dieu et du monde. Cette véritable conversion de l’intérieur bouleverse ses modes de fonctionnement, permettant en particulier un « décentrage » par rapport au « MOI » et ouvrant ainsi à une nouveauté de vie dans toutes ses relations, avec Dieu et les autres.

L’Église détient le plus important des messages, mais ce n’est pas un message fait de paroles seulement. La Parole s’est incarnée en Christ. Il a démontré par sa vie l’amour de Dieu, au point de donner sa vie. L’Église est porteuse du même message, et ce ne peut pas être un message en paroles seulement !

La période électorale montre que nos contemporains en ont assez des paroles, ils veulent voir, ils veulent goûter une réalité… Ne sommes-nous pas lumière et sel ? Nous chrétiens ne devons donc pas uniquement croire, mais mettre en œuvre, vivre l’évangile au quotidien. Et il ne peut être vécu de manière solitaire. Les disciples sont nécessairement un groupe à la suite du maître, un ensemble qui se laisse transformer par celui qui a donné sa vie pour eux. C’est en Église que nous pouvons et devons vivre le message de la réconciliation, c’est aussi en Église que nous sommes appelés à vivre l’évangile libérateur qui transforme nos relations. Nous sommes donc appelés à chercher ensemble la volonté du Seigneur pour ensuite lui obéir et vivre notre vocation de peuple de Dieu ici et maintenant, en manifestant concrètement ce que change l’évangile de Jésus-Christ.

Dans un texte décisif pour le monde évangélique (la déclaration de Lausanne, écrite en 1974), les évangéliques refusant tout égoïstianisme affirmaient à l’article 5 :

« Nous affirmons que Dieu est à la fois le Créateur et le Juge de tous les hommes ; nous devrions par conséquent désirer comme lui que la justice règne dans la société, que les hommes se réconcilient et qu’ils soient libérés de toutes les sortes d’oppressions. L’homme étant créé à l’image de Dieu, chaque personne humaine possède une dignité intrinsèque, quels que soient sa religion ou la couleur de sa peau, sa culture, sa classe sociale, son sexe ou son âge ; c’est pourquoi chaque être humain devrait être respecté, servi et non exploité. Là aussi, nous reconnaissons avec humilité que nous avons été négligents et que nous avons parfois considéré l’évangélisation et l’action sociale comme s’excluant l’une l’autre. La réconciliation de l’homme avec l’homme n’est pas la réconciliation de l’homme avec Dieu, l’action sociale n’est pas l’évangélisation, et le salut n’est pas une libération politique. Néanmoins, nous affirmons que l’évangélisation et l’engagement sociopolitique font tous deux parties de notre devoir chrétien. Tous les deux sont l’expression nécessaire de notre doctrine de Dieu et de l’homme, de l’amour du prochain et de l’obéissance à Jésus-Christ. Le message du salut implique aussi un message de jugement sur toute forme d’aliénation, d’oppression et de discrimination. Nous ne devons pas craindre de dénoncer le mal et l’injustice où qu’ils soient. Lorsque les hommes acceptent le Christ, ils entrent par la nouvelle naissance dans son Royaume et ils doivent rechercher, non seulement à refléter sa justice, mais encore à la répandre dans un monde injuste. Le salut dont nous nous réclamons devrait nous transformer totalement dans notre façon d’assumer nos responsabilités personnelles et sociales. La foi sans les œuvres est morte. »
(Ac 17.26,31 ; Gn 18.25 ; Ps 45.7 ; És 1.17 ; Gn 1.26,27 ; Lv 19.18 ; Lc 6.27,35 ; Jc 3.9 ; Jn 3.3,5 ; Mt 5.20,6.33 ; 2 Co 3.18 ; Jc 2.14-26)

Ce texte co-écrit en 1974 par les évangéliques du monde entier reste plus que jamais d’actualité !
Nous l’avons écrit… Vivons-le dans nos couples, nos familles, nos congrégations locales et en Église.

 

1) « L’agression de l’Ukraine est un acte de résistance au consumérisme occidental et à sa tentative d’imposer des « gay pride » https://www.la-croix.com/Religion/Kirill-carte-maitresse-Kremlin-tete-lEglise-orthodoxe-2022-03-22-1201206230.

2) https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/11/guerre-en-ukraine-le-patriarche-kirill-sous-la-pression-des-catholiques-et-des-protestants_6117073_3210.html

3) Déjà en 2018, António Guterres, Secrétaire secrétaire général des Nations Unies, interpellait l’opinion publique : « Nous devons reconnaître que, dans certains domaines fondamentaux, notre monde est en régression. Le nombre de pays en proie à un conflit violent n’a jamais été aussi grand depuis près de trois décennies… Un nombre record de personnes migrent, déplacées par la violence, la guerre et la persécution. Nous constatons des violations horribles des droits de l’homme… Cela indique que nous avons besoin d’une unité et d’un courage accrus… pour mettre le monde sur la voie d’un avenir meilleur ». Le 24 avril 2018, à relire intégralement sur https://www.un.org/sg/en/content/sg/speeches/2018-04-24/peacebuilding-and-sustaining-peace-remarks-general-assembly

4) K. Vanhoozer, Le théâtre de la théologie, Excelsis, 2021, p.106

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